GÉNÉRATIONS

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GÉNÉRATIONS

De tout temps, le phénomène des générations successives a retenu l’attention des sociétés et de leurs membres. Il s’agissait en effet fondamentalement de la survie. Hegel a exprimé ce sentiment en une formule saisissante: «La naissance des enfants, c’est la mort des parents.» Une génération nouvelle, par son existence même, entraîne vers sa fin celle qui l’a précédée avant de connaître le même destin. Dès lors, il est normal qu’on ait toujours réfléchi sur le sens de cette succession, sur les valeurs qui sont véhiculées, sur la formation des nouveaux membres et, par suite, sur l’affrontement des générations. La question est aujourd’hui devenue cruciale, car les valeurs sont mises en question, la coordination des rôles sociaux est boule-versée, l’éducation fait d’autant plus problème qu’on ne sait plus à quoi exactement on prépare un sujet, enfin les conflits entre générations n’ont jamais été aussi graves.

Dans les sociétés archaïques, une vie se déroulait normalement selon un cours en quelque sorte immuable. À chaque âge étaient dévolus des rôles sociaux précis, et il était pratiquement impossible de contrevenir aux règles. La nature de ces rôles et l’importance accordée à tel ou tel âge exprimaient et réalisaient en quelque sorte la vie de cette société. Les rites de passage entre l’enfance et l’âge adulte étaient à cet égard particulièrement expressifs. Ainsi, le temps vécu par un individu se confondait avec le temps social et même avec le temps cosmique dans une réitération absolument immuable.

En regard de ces sociétés archaïques, il est déjà possible d’énoncer trois remarques concernant les sociétés modernes, surtout les sociétés techniciennes évoluées. D’abord, elles n’ont plus, du moins au premier regard, les anciens rites de passage. Mais cette constatation est trop superficielle, car de nouveaux rites existent; il y aurait, par exemple, longuement à réfléchir sur les analogies existant entre certains rites chrétiens et ceux des populations primitives; tout autant que ceux-ci, ceux-là seraient susceptibles d’une étude ethnologique et, par là, seraient démystifiés; bien plus, même dans une société qui se veut entièrement désacralisée, les «initiations» et «passages» sont décelables et analysables. Ce dernier travail est toutefois malaisé, car de nos jours, c’est la seconde remarque, on ne peut plus parler d’un passage direct ou même rapide de l’enfance à l’âge adulte. La jeunesse, paradoxalement, est un phénomène nouveau; ce groupe social, peut-on dire, n’existait pas jadis, en tant que tel. Enfin, on ne vit plus le même «temps»; une existence humaine ne s’identifie plus, en un rythme ample et lent, au temps social ni au temps cosmique; l’éternel retour des choses ou le temps cyclique qui jadis était inconsciemment vécu ne l’est plus aujourd’hui. Pas davantage, malgré le «progrès», ne l’est un temps vectoriel; encore moins est-il pensé.

La société archaïque et la société technicienne constituent en quelque sorte les deux pôles de la réflexion sur le problème des générations. Entre les deux se situent toutes les sociétés traditionnelles de différents types. Cependant, quel que soit l’état d’une société, toujours s’entrelace, à propos des générations successives, un faisceau d’interrogations relatives aux âges de la vie, aux rôles sociaux, à l’éducation, à la politique, aux valeurs, au temps et, ultimement, au sens.

Pour essayer de caractériser plus précisément le rapport entre générations, il faut encore remarquer d’abord que, la famille étendue de jadis étant largement disparue, la famille «nucléaire» réduite aux époux et aux enfants n’est plus apte à «encadrer» les jeunes et, plus tard, les adultes, d’étape en étape, à travers la vie; en second lieu, de très nombreux jeunes n’ont pas, à la mesure de leurs aspirations, accès aux centres de décision des sociétés évoluées et, de ce fait, extrêmement complexes; enfin, là même où s’est produite une révolution, les anciens révolutionnaires omettent de remettre en cause le nouvel ordre des choses ou les nouvelles valeurs qu’ils ont substituées aux anciennes.

Il s’ensuit que les conflits de générations sont, de nos jours, particulièrement aigus. C’est à leur lumière, sans doute, qu’on peut le mieux comprendre le phénomène des générations elles-mêmes.

1. Le conflit des générations

Un champ clos d’incompréhension et de suspicion

Au mot «génération» le dictionnaire Littré présente des interprétations qui en elles-mêmes sont plus qu’une approche de ce concept et explicitent la démarche de notre propos: «Production d’un être semblable à ses parents [...] Tous les hommes vivant dans le même temps ou à peu près [...] Terme d’ancienne philosophie. La génération et la corruption, le mouvement qui produit les choses et les détruit.» Quant au terme «conflit», il est présenté comme désignant le «choc de gens qui en viennent aux mains».

À travers et entre ces lignes on peut retenir l’idée d’une dialectique entre la rencontre et le conflit des hommes vivant dans le même temps.

Helen Deutsch dans Problèmes d’adolescence (Selected Problems of Adolescence , 1967) écrit en substance que le conflit entre générations est le thème directeur du problème de l’adolescence. Ce problème posé dans les limites d’une classe d’âge définie semblait jadis refléter avec exactitude la façon dont les adolescents concevaient l’identité et la maturité de l’adulte. Mais les adolescents contemporains semblent ne plus se concevoir ainsi. Bien au contraire, beaucoup d’entre eux sont troublés par le fait que l’image que leurs parents leur donnent de la génération mûre s’obscurcit en quelque sorte à leurs yeux lorsqu’ils découvrent que leurs parents eux-mêmes sont encore, dans bien des cas, mal dégagés de leur propre adolescence.

Entre l’époque où Freud écrivait Malaise dans la civilisation (1930) et celle qui voit paraître des ouvrages tels que celui du docteur G. Mendel, La Crise des générations , le cheminement devient inquiétant; il s’agit à n’en pas douter d’un affrontement, par suite d’une incompréhension dans une sorte de champ clos où la bagarre ne peut laisser émerger qu’un vainqueur ou un vaincu, à moins qu’il n’y ait plutôt ni vainqueur ni vaincu, mais une sorte de no man’s land de méconnaissance, de suspicion et d’interprétation des conduites les uns par les autres, c’est-à-dire, finalement, un rejet.

Le monde des jeunes ou l’univers des copains

«Être jeune, écrit Thomas Mann, c’est être spontané, rester proche des sources de la vie, pouvoir se dresser et secouer les chaînes d’une civilisation périmée, oser ce que d’autres n’ont pas eu le courage d’entreprendre: en somme se replonger dans l’élémentaire. Le courage de la jeunesse, c’est l’esprit du Meurs et deviens , la notion de la mort et de la renaissance.»

Adolescent d’hier, qui es-tu? Les gens aux noms en «psy» ont fait de lui une description exhaustive peu conforme au réel. On s’est accoutumé à caractériser les différentes étapes psychologiques qui amenaient un petit enfant, un bébé, à devenir un homme; on a établi le schéma classique: première enfance, seconde enfance, période de latence, stade pubertaire, puberté, jeune adulte. Or dans notre civilisation marquée par l’accélération de la durée et l’incontestable intrication des problèmes et des difficultés, la distinction de ces étapes n’a plus guère de signification. L’enfant de huit ans assis béatement devant son appareil de télévision est informé d’un détournement d’avion, de problèmes sociaux tels que le chômage, des accidents de la route, des questions politiques, du combat des grands esprits (?) qui nous gouvernent, des sportifs en mal de publicité, du choix entre deux fromages. Et, dans cet effroyable cocktail d’enseignement, entre la nouvelle de la mort d’un très grand journaliste et la révélation de l’état dépressif d’un être qui se prend pour une vedette, que peut-il penser? Un mélange de sentiments, d’appréhensions fait que tout lui devient insalubre et inquiétant. «Comment s’y retrouver dans cette masse d’informations et de mystifications si ce n’est en nous retrouvant entre nous qui contestons, rions, nous amusons parce que nous avons envie de pleurer, non sur nous, mais sur ceux que nous subissons?»

Hier l’adolescent – après tout, ce mot a-t-il un sens? – était proche de son père, pouvait admirer son travail, sa manière de s’y prendre pour traiter le bois, le fer, l’étain. Il assistait à la création et savait qu’un jour il verrait à son tour son fils proche de lui pour prolonger la race et la génération par le biais de l’objet produit, orgueil et réussite de mains délicates et vertueuses.

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’impact des travaux technologiques a créé à n’en pas douter une sorte de prurit d’explication de cet étranger qui vivait au côté de ses proches et qui restait un être insolite. Des auteurs de talent incertain, d’autres plus doués tentèrent de faire une description de cette anarchie psychologique, mettons de dysharmonie évolutive, et expliquèrent que l’adolescence était une période très proche d’un état mental fortement perturbé et, par là, ressemblait dans certains cas à une névrose, voire à une psychose. La notion de crise d’originalité juvénile était née.

D’une manière lancinante, tous les ouvrages qu’on pouvait lire alors faisaient état de l’opposition au père, de la remise en question des vraies (?) valeurs, du dégoût pour le dogmatisme (le vrai, le beau, le bien...) et d’une sorte d’agressivité tantôt fantaisiste tantôt très douloureuse, notamment dans les cas de délinquance. On décrivait l’homme sous divers éclairages dont l’individu considéré comme sain, dans sa platitude, ne procurait pas la matière.

«La nature ne peut pas revenir en arrière», disait J.-J. Rousseau. Ce n’est pas sans nostalgie que l’on peut réfléchir sur ce que furent les étapes, le vécu des adolescents d’antan.

N’étant plus un enfant, et pas encore un adulte, le jeune, dans cette période critique, se savait intégré dans une famille, des traditions; il était pris dans cet enchaînement qui, de son grand-père en passant par son père, demeurerait jusqu’à son fils, il était l’être de la durée et du cheminement dans un cadre donné. Le jeune Basque, le Breton, l’Auvergnat ou tout autre se sentait différent et, par là, original.

Mais, de nos jours, il en va tout autrement. Les moyens d’information font participer tout un chacun aux rites de la grande masse, c’est-à-dire à l’uniformité, et ainsi à la non-existence. Il est rare d’entendre un père dire dans la société actuelle: «Tu es mon fils, et même à ton âge, moi je...»; il s’exprimera plutôt en ces termes: «Vous les jeunes...», créant par le biais de son langage une caste à part où le fils n’est plus son fils mais un élément, un numéro dans un groupe ou un groupement, donc anonyme et par là mal défini, au bout du compte un être perdu dans la société des êtres sans père.

Tel est le stade où la société se trouve comme prisonnière; sortie du combat contre le père, elle semble s’acheminer vers le combat contre les ombres. S’il est vrai, comme l’a dit Freud, qu’aux origines de l’humanité un père grand et fort fut tué par ses fils, créateur sans le chercher de son image qui ainsi s’intériorise et devient source de culpabilité, il paraît actuellement bien difficile de tuer ce père imaginaire, lointain et multiple, si ce n’est dans la destruction chaotique de toute représentation de la loi.

Les compagnons d’infortune

En écoutant avec la plus grande attention les adolescents dans un cabinet de psychiatre ou psychanalyste, on entend une phrase revenir sans cesse sur les lèvres des jeunes: «Je ne suis pas compris, on ne m’écoute pas, ils ne comprennent pas ce que je dis, je suis de trop ou à côté, mais pas avec eux. Je n’ai plus un père, j’en ai... beaucoup.» L’un d’eux déclare: «Ce n’est plus un père, mais l’image du père.» Comment ne pas reprendre cette analyse très judicieuse de G. Mendel: «Nous pensons qu’à la puberté il se produit pour l’adolescent au niveau préconscient-conscient une coalescence du vécu de l’image paternelle familiale et du vécu des différentes images paternelles. En un mot ce qui est vécu comme père par l’adolescent pubertaire, c’est un mixte père familial-autorité sociale.»

Dans notre civilisation tout est instruit, conçu et imaginé de manière à faire de la jeunesse une caste à part; à la fâcheuse tendance à accentuer le dogmatisme outrecuidant des vieilles institutions, un adolescent réagissait par cette remarque sarcastique: «Ils ont fait la guerre de 1914, la Résistance, l’Indochine, ils sortent de Polytechnique, de Centrale ou de l’E.N.A.» Face à ces «clubs de grands anciens» comment ne pas se regrouper et se sentir solidaire de tous ceux qui s’opposent? L’affrontement avec les gens du système ambiant devient, en somme, le lieu de condensation des heurts ou malaises et soude ceux qui, au demeurant, étaient très différents.

La période de mai 1968 en France a fourni d’immenses ressources à l’argumentation des hommes politiques et permis de trouver une explication à tout ou presque tout. Sans avoir le génie que certains journalistes s’attribuent après les faits, bon nombre de pédagogues et de psychologues imaginaient, bien avant ce moment chaud, que «quelque chose» allait arriver. On peut bien le supposer, ce n’est pas dans l’impunité absolue que le mensonge et la farce, la démesure dans la mesure resteraient «sans histoire après coup», comme les auteurs allemands aimaient le dire du temps de Goethe. En ce mois qui, désormais, fait date, brusquement tout bascule et les jeunes prennent la parole, quelquefois trop, sans doute mal, car ils y sont mal préparés, une vieille rancœur d’être soumis n’ayant pu être mise au clair dans les quelques mois qui avaient précédé.

Face à la contestation des jeunes, les réactions maladroites du pouvoir, la manifestation et l’épreuve de force ne peuvent que sombrer dans le ridicule ou conduire à l’affrontement. Une question persiste: «Si la haine répond à la haine, comment finira la haine?» Dans cette permanence la boucle est fermée, le problème reste non résolu, tout est stigmatisé, authentifié, le conflit des générations à travers la presse et la radio trouve sont allant-devenant impossible à maîtriser, la scène est en place pour la pièce tragique, car il s’agit d’un drame et non pas d’une comédie.

Les adultes ou le monde de la connivence

Il n’est plus facile aujourd’hui d’être père, professeur ou chef. La démission du père prend un caractère inquiétant. Dans les racines mêmes de cette crise générale, une notion semble échapper à l’entendement des anciens: comment acceptent-ils eux-mêmes l’agressivité ? Du jeune enfant battu quand il casse, déchire, brise un objet pour montrer en somme qu’il est un petit homme fort et actif, jusqu’à l’adolescent qui commet des actes de vandalisme – il reste en effet plus facile de détruire les choses que les gens –, l’agressivité sous toutes ses formes, surtout intempestives, est évidemment peu tolérée. L’adulte, lui, a une manière plus élaborée d’être agressif, il agit en demi-teinte dans un conformisme profiteur.

Les points de friction se situent sur trois terrains d’élection: la presse, la politique, la justice.

Devant le texte d’un journaliste ayant pignon sur rue qui se permet de falsifier la réalité au gré de sa fantaisie, le jeune se révolte. Le glissement de tel journal autrefois de gauche et marchant à petits pas vers la majorité, l’attitude de tel personnage célèbre quand il change de journal et devient l’employé modèle d’une autre publication sont, sans nul doute, parmi les faits qui déclenchent une contestation permanente.

Le terme «homme politique» fait mugir bon nombre de jeunes; dans leur esprit ils envisagent l’homme politique français comme les Américains le «fantasment», à la manière d’un homme gros, aimant la bonne chère, décoré... et qui prendra le langage des jeunes en «y mettant du sien», peu honnête sur les modalités de sa progression. Ce rejet de l’homme politique est un problème social grave: le représentant du peuple devient peu à peu haïssable; loin d’être un porte-parole, il est par définition l’être à détruire.

Quant à la justice, les jeunes sérieux qui lisent avec application plusieurs quotidiens sont étonnés de constater les méandres insolites de cette institution qui condamne M. Y... en fonction de son passé politique, un autre à une peine avec sursis, alors que dans de mêmes conditions l’humble, celui qui n’a jamais fait parler de lui, aura une sanction infiniment plus lourde.

L’adulte sait cela et ne peut pas se sentir inséré dans ce système sans avoir un lourd sentiment de culpabilité et sans percevoir chez ses témoins, à savoir son fils et sa conscience morale de naguère, une réaction d’hostilité. «On n’aime pas se regarder dans la rivière qui coule.»

Le dialogue impossible

Un fait qui reste un des grands points d’interrogation de notre époque consiste dans l’aptitude exceptionnelle à la communication qui se manifeste chez les jeunes de toutes les couches sociales. En dépit de la spécificité du monde rural, du monde estudiantin ou de celui des apprentis, on constate que ces diverses couches de la société sont quasi fondues et sacrifient avec un égal bonheur aux mêmes rites, aux mêmes préoccupations: Brassens, les Beatles sont écoutés par tous les jeunes et appréciés non pas d’une façon ségrégative mais dans un élan commun de participation et dans une sorte de «creuset socioculturel»; les jeunes se trouvent et se retrouvent non pas pour adhérer au même dieu mais dans une sorte de communication universelle qui dépasse largement le cadre d’un pays et, pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité, ils se rencontrent au niveau d’archétypes ancestraux qui, par ailleurs, limitent d’une façon spectaculaire leur langage.

Leur société est incontestablement une « société de consommation ». Que ce soit dans le secteur de l’habillement, des sports collectifs ou des loisirs, les adultes ont su utiliser cette marge importante du marché, et la publicité sait comment faire appel à la fantasmagorie des garçons et des filles pour vendre des produits qui ne seraient pas utilisés, ni utilisables par les «anciens». En un mot, la caste des jeunes est importante et elle représente indéniablement une sorte de ghetto, quoi qu’ils en pensent, eux qui sont induits à sacrifier aux modes, à la mode.

L’adulte, et celui qui se considère comme tel, semble avoir affaire, en présence de l’adolescent, à une sorte de «dénaturé» ethnologique, en ce sens qu’il a l’impression de se trouver devant un inconnu d’un pays étranger pourvu de mœurs et de rites spécifiques. En fait, il se produit chez lui une résurgence de problèmes antérieurs non assumés et que la libération sexuelle actuelle va rendre particulièrement sensibles: il verra peut-être surgir en lui des regrets de n’avoir pas connu ce qui aurait pu être libérateur de ses désirs inassouvis.

Comme l’a dit Paul Ricœur, la haine des adultes est plus inquiétante que celle des jeunes. Dans ce propos, il exprimait la crainte de voir un fossé définitif s’instaurer entre les pères et les fils. Mais il semble bien que l’articulation de cette dialectique était vouée à un certain échec en ce sens qu’il existe une distorsion de la rencontre dans la mesure où tout se situe au niveau du fantasme. On en arrive à penser qu’un certain nombre de jeunes en sont au stade d’une société «avant le père», c’est-à-dire d’un monde sans loi, sans mœurs, sans autorité – situation très proche d’une aliénation psychopathique – et que la libération totale serait de retrouver ce nirv na insolite: rester en dehors de la loi.

À qui servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue? En dépit de toutes ces difficultés, on peut s’attendre à ce qu’un jour quelqu’un s’enhardisse à étudier en ce sens la pathologie des sociétés civilisées comme l’a fait Freud avec Malaise dans la civilisation et comme s’y sont risqués quelques autres après lui.

2. Bases sous-jacentes aux différences de générations

Les différents âges de la vie

Les différences qui caractérisent les générations s’enracinent dans des faits biologiques qui prennent une signification particulière en fonction du contexte social. Ces données elles-mêmes, qui créent les différences entre générations, varient largement d’une société à l’autre (longévité, taux de natalité, façon de distinguer les âges, etc.), mais, jusqu’ici, ces phénomènes n’ont pas été étudiés de façon complète et systématique, à la différence des conditions sociales et culturelles qui incitent les générations à se définir de telle ou telle façon, à prendre de plus en plus conscience d’elles-mêmes, de leur originalité, à entrer en conflit avec les plus anciennes ou les plus jeunes.

Les faits bio-sociaux, tels que l’âge et les différents âges, à enracinement biologique et à signification sociale sont partie prenante de l’existence et de la destinée humaine au cours de laquelle chaque individu passe par différentes étapes, acquérant et utilisant des capacités intellectuelles et biologiques distinctes, assumant des tâches et des rôles successifs dans la société; d’enfant il devient père; d’élève il devient professeur, de jeune homme vigoureux il devient un adulte en pleine maturité, puis un vieillard.

Les âges et les rôles

Bien distinguer les âges, les générations et leurs caractéristiques revient à confronter des valeurs qui sont complémentaires les unes des autres et qui tiennent souvent à la division du travail, aux occupations et aux rôles divers définis par la société. C’est ainsi que le statut d’homme marié, de citoyen à part entière ou de travailleur indépendant n’est pas accessible aux jeunes, tandis que d’autres rôles, militaires par exemple, leur sont spécifiquement attribués. D’autre part, le fait pour une personne d’une culture donnée de se ranger dans tel âge ou telle génération l’aide puissamment à s’identifier elle-même, à préciser ses besoins psychologiques et ses aspirations, sa place dans la société et le sens ultime de sa vie. Ainsi, dans chaque cas sont mises en valeur des qualités de base telles que la vigueur, les aptitudes physiques ou sexuelles, la souplesse pour s’adapter à l’environnement matériel, social et religieux, la sagesse, l’expérience ou l’inspiration, chaque âge de la vie personnifiant telle ou telle de ces qualités et se définissant donc, d’un point de vue culturel, par ses potentialités, ses limitations et ses obligations. Ainsi l’individu peut tracer les contours de son existence, ses espoirs et, à l’intérieur de ce cadre, se situer lui-même et situer ses semblables.

Les qualités respectives attribuées aux différents âges ne sont pas simplement successives ou juxtaposées. La dialectique subtile entre l’épanouissement de telle ou telle qualité et le déclin de certaines autres chez une même personne n’est pas limitée à une donnée biologique ou psychologique: tout au long de la vie se trouvent délimités des ouvertures, des horizons, mettant un âge en relation avec les autres. Cela s’avère, qu’on regarde la succession des âges comme la belle continuité d’un épanouissement progressif ou comme une série de contrastes violents et de caractéristiques opposées. À la condition d’être pris comme un tout, ces différents «âges» constituent l’étoffe de l’existence humaine, ses possibilités, ses limites, et puisque normalement chaque individu les vit l’un après l’autre, leur complémentarité et leur continuité (fût-elle définie en termes de rupture) sont nettement accentuées et articulées.

Les âges et les sexes

Ces affirmations sont justifiées pour les deux sexes, avec cette différence, cependant, qu’une tranche d’âge prend des nuances particulières suivant l’un ou l’autre. Dans toutes les sociétés «l’image sexuelle» se conjugue avec l’identité pour donner la représentation de l’être humain. C’est dans cette perspective qu’il convient d’examiner le problème du passage d’un stade à un autre et de définir ce qu’est un âge. On est alors conduit à envisager la perception du temps, des changements qu’il porte en lui, de sa propre progression et des étapes qui s’y succèdent.

Il se peut bien qu’en ce sens la pérégrination personnelle soit étroitement liée à ce qu’on appellerait volontiers le temps cosmique et social (ou même sociétal). En effet, si l’on cherche une signification au déroulement du temps, on en arrive facilement à l’identifier aux rythmes de la nature ou de l’histoire, au cycle des saisons, à l’épanouissement de quelque plan cosmique (cyclique, saisonnier, apocalyptique), ou bien au destin et au développement de la société. Cet enchaînement constitue souvent un foyer de sens à partir duquel l’identité personnelle sera définie culturellement et par lequel l’expérience personnelle empreinte d’angoisse peut devenir significative, porteuse de symboles et de valeurs.

Signification culturelle de la jeunesse

Une fois cernée de la sorte la notion d’âge, il est possible de préciser ce qu’il convient d’entendre par génération, conscience de génération, conflit et expression des conflits entre les générations.

Quelles que soient les nuances d’une culture, la période de la jeunesse est le point central où l’on prend conscience de soi en tant qu’appartenant à la génération nouvelle. Pendant cette période, l’individu n’est plus un enfant (surtout du point de vue physique et sexuel), il est prêt à s’attribuer bien des traits ou à jouer des rôles qui sont ceux d’un adulte. Toutefois, il n’est pas encore tout à fait reconnu comme tel, comme pleinement membre de la société, il est plutôt «en préparation».

Cette image, ou définition culturelle de la jeunesse, exprime de façon particulièrement heureuse les traits essentiels par lesquels se caractérise un âge ou une génération. À ce stade, quand son identité propre prend forme, l’individu acquiert le mécanisme psychologique fondamental de la maîtrise de soi; à ce stade également, les jeunes se trouvent confrontés aux modèles et rôles principaux qu’ils devront assumer par la suite, et aux valeurs et symboles majeurs de leur culture et de leur communauté.

De plus, il est alors très difficile pour eux d’articuler le temps personnel sur le temps cosmique et social. Bien que la jeunesse se définisse comme un passage vers quelque chose de fondamentalement différent du passé et que le problème des transitions s’y présente de façon particulièrement aiguë, il reste qu’à force d’insister sur la nature transitoire, et avant tout préparatoire, de la jeunesse, on en viendrait à une conception quelque peu paradoxale. On la considérera comme l’âge qui reflète et porte en lui-même de la manière la plus pure les plus hautes valeurs culturelles et sociales. Une telle représentation est d’abord évoquée par le fait que la jeunesse est, jusqu’à un certain point, une période de «rôle différé», c’est-à-dire que le sujet peut y jouer plusieurs rôles sans en choisir aucun de façon définitive, et qu’il n’est pas encore soumis aux divers compromis qui tissent la vie quotidienne de l’adulte. Mais c’est aussi la période où l’on insiste sur l’identification aux valeurs de la société; on la considère donc dans une certaine mesure comme porteuse de toutes les vertus principales et de toutes les qualités primordiales de l’homme. Elle serait ainsi le seul âge où s’incarneraient parfaitement les vertus et symboles fondamentaux de la société, et cela grâce à la vigueur physique qui renvoie elle-même à un épanouissement plus général d’ordre cosmique ou social.

La manière de se représenter la jeunesse joue donc un rôle constituant par rapport à la conscience que les générations prennent d’elles-mêmes. Ainsi, l’on comprend que si dans une société un conflit éclate entre les générations, la plus jeune se conçoit volontiers en termes de jeunesse.

Initiation et passage à l’âge adulte

L’expression la plus complète, la mieux énoncée et la plus définitive de ces éléments fondamentaux de la jeunesse se trouve dans les drames du passage entre l’adolescence et l’âge adulte, tels qu’ils sont représentés ou mimés par les divers rites et cérémonies d’initiation dans les tribus primitives et les anciennes civilisations. Le jeune pré-adulte est transformé en membre à part entière de la tribu par un ensemble de gestes signifiants qui comporte:

– une série de rites où l’adolescent est dépouillé symboliquement des caractéristiques de la jeunesse et investi des attributs sexuels et sociaux de l’âge adulte; cette investiture, chargée d’une grande signification émotionnelle, peut être reçue de diverses manières: mutilation corporelle, circoncision, adoption d’un nom nouveau ou passage par une nouvelle naissance symbolique;

– l’absolue séparation symbolique de l’adolescent mâle d’avec le monde de sa jeunesse, spécialement par la rupture de l’attachement à la mère; en d’autres termes, c’est la complète indépendance du «mâle» en tant que tel qui se trouve affirmée (l’inverse se vérifie, en général, pour l’initiation des filles);

– la dramatisation de la rencontre entre les différentes générations, dramatisation qui peut prendre la forme d’une lutte ou d’une compétition qui mettent en évidence la complémentarité, les différents âges de la vie, qu’ils soient envisagés comme continus ou comme discontinus; très souvent, la discontinuité entre l’adolescence et l’âge adulte est exprimée par le symbole de la mort et de la nouvelle vie;

– la transmission de la tradition tribale et des instructions sur le comportement à tenir, grâce à un enseignement exact et à diverses activités rituelles;

– un relâchement du contrôle exercé par les adultes sur les ex-adolescents, la maîtrise de soi et la responsabilité adulte se substituant à la soumission.

La plupart de ces éléments dramatiques se retrouvent, sous une forme atténuée, en divers festivals folkloriques traditionnels, dans les communautés paysannes, spécialement dans les carnavals ruraux qui mettent en scène la jeunesse et miment le mariage. On en découvre également des formes encore plus émoussées dans certaines cérémonies spontanées d’initiation qui se déroulent à l’intérieur des groupements ou mouvements de jeunesse des sociétés modernes. Ici toutefois, les éléments du drame ou du mime, diversement configurés ou organisés selon les cas, sont dépourvus d’une formulation élaborée.

L’image typique de la jeunesse comprend donc, en résumé, les composantes suivantes: transition de l’enfance et de l’adolescence à l’état adulte; développement de l’identité personnelle; autonomie psychologique et autodétermination; tentative pour relier le passage opéré par l’adolescent à des images culturelles et des rythmes cosmiques, et pour associer la maturité affective et l’émulation à l’égard des modèles définis. Cependant, d’une société à l’autre, et même d’un secteur à l’autre dans une même société, ces éléments divers se structurent en configurations concrètes nettement différentes. Ainsi se forment les symboles particulièrement expressifs de la vie sociale et se nouent ou s’affrontent les relations multiples entre les diverses générations.

3. Le développement des générations

Peut-être le meilleur point de départ pour comprendre ces différentes images ou représentations est-il la nature même de l’adolescence et le contexte social dans lequel s’inscrit un tel processus de croissance.

Il y a deux façons principales de «situer» la jeunesse dans la société. D’une part, on peut se demander dans quelle mesure l’âge, en général, et la jeunesse, en particulier, interviennent comme facteurs déterminants dans l’attribution des rôles au sein d’une société, que ce soit en politique ou dans les activités économiques et culturelles – en dehors de la famille, bien entendu, où ils sont toujours importants. D’autre part, on cherchera à savoir comment, dans une société, apparaissent et se répartissent des organisations spécifiques en fonction des âges, telles que les mouvements de jeunesse ou les clubs de personnes d’âge mûr. Si, dans une société, l’âge permet d’induire la dévolution des rôles, c’est qu’il exerce alors une grande influence jusque sur l’identité des personnes et facilite la conscience que les générations ont d’elles-mêmes. En ce cas, la jeunesse a sa signification propre de passage ou de transition dans le cours d’une vie, et son identité en formation prend consistance en rapport avec les autres rôles, modèles ou valeurs d’une culture. Non moins importante à cet égard est la question de savoir si différentes générations prennent part à la vie d’un même groupe, comme c’est le cas dans la famille, ou sont au contraire réparties en groupes distincts.

Jeunesse et division du travail

L’importance attribuée à l’âge, quand il s’agit de distribuer les rôles, est étroitement liée à plusieurs aspects de l’organisation et de la culture de la société donnée.

Complexité sociale et valeurs

Le premier aspect est la complexité relative de la division du travail. En général, plus l’organisation de la société est simple, plus l’âge a d’influence sur l’assignation des rôles. C’est pourquoi, dans les sociétés primitives ou traditionnelles (ou dans les secteurs plus primitifs et plus traditionnels des sociétés avancées), les rôles sociaux, économiques et politiques sont attribués en raison de l’âge.

Le second aspect concerne les symboles ou valeurs honorés par une société, spécialement lorsque l’accent est mis sur certaines orientations générales, certains types d’activité (tels que la vigueur physique, le maintien de la tradition culturelle, la réalisation et le maintien d’aptitudes magico-religieuses), qui sont considérés comme qualités humaines spécifiques et que symbolisent les âges successifs de la vie. L’importance donnée à un âge quelconque souligne les orientations et valeurs d’une société. Par exemple, si l’art militaire domine, la jeunesse est magnifiée; si les activités sédentaires prévalent, l’âge mûr est vénéré. De même, le grand âge peut être entouré d’honneurs si on estime qu’il donne la meilleure expression des principales valeurs, telles que, par exemple, le maintien d’une certaine culture traditionnelle.

Au-delà du cadre familial

Les conditions sociales et culturelles d’après lesquelles les classes d’âge, et notamment la jeunesse, acquièrent une certaine importance, se distinguent, malgré des similitudes partielles, de celles qui président à la dévolution des rôles. Les groupes d’âge, la jeunesse entre autres, se manifestent particulièrement dans les sociétés où la famille et la parenté ne favorisent pas (et peuvent même gêner) l’obtention d’un réel statut social de l’individu. Ces constatations sont patentes spécialement (mais pas uniquement) dans des sociétés où les groupes de famille et de parenté ne constituent pas l’unité de base de la division sociale du travail. Alors la citoyenneté est distincte de l’appartenance à ces groupes ou à une condition donnée de vie, et n’est pas obtenue par une telle médiation.

D’autre part, dans ces sociétés, les principales fonctions politiques, économiques, sociales et religieuses ne sont pas remplies par des unités familiales ou parentales, mais par divers groupes spécialisés (partis politiques, associations professionnelles) auxquels peuvent se joindre des individus, indépendamment de leur famille, de leur parenté ou de leur clan. Aussi les rôles majeurs destinés aux adultes n’y sont-ils pas les mêmes que dans la famille ou la parenté.

S’identifier comme enfant et fréquenter quotidiennement la famille et les autres âges ne suffit pas alors à faire accéder pleinement les jeunes à la personnalité et à la maturité sociale. Dans ce cas, on remarque une tendance à la formation de groupes de parité d’âge, surtout chez les jeunes, ce qui peut faciliter, pour ces derniers, la transition entre le monde de l’enfance et le monde adulte.

Une recherche d’autonomie

Prise de conscience des générations et naissance des conflits se rattachent ainsi, d’une manière toute particulière, à la relation qu’entretiennent les groupes principaux avec les dimensions charismatiques d’une société et leurs expressions symboliques ou culturelles. Un tel lien se révèle dans l’image qu’on a de la jeunesse; celle-ci peut, en effet, devenir le foyer où se condense la conformité aux «centres» de la société, ou la désaffection à leur égard. Plus l’adéquation est faible, plus il est probable que se développeront la prise de conscience et les conflits de générations.

Ce type de division non familiale du travail se trouve, à des degrés divers, dans certaines sociétés primitives, anciennes ou modernes. Ce fut le cas en Afrique, de tribus primitives privées de chef, telles que les tribus de Nandi, Masai ou Kipigis, ou des communautés de village des Yako et Ibo, ou encore des populations des royaumes plus centralisés de Zulu Swazi, comme de certaines tribus sud-américaines et indiennes (par exemple celles des Plaines). Ce le fut également, jusqu’à un certain point, de plusieurs sociétés du passé (spécialement les «cités» d’Athènes et de Rome), bien que la plupart des grandes civilisations historiques aient surtout été caractérisées par un système hiérarchique et juridique dans l’attribution des tâches et qu’elles aient connu une plus large harmonie entre, d’un côté, les groupes de famille et de parenté et, de l’autre, le cadre institutionnel. C’est toutefois dans les sociétés industrielles modernes que ce type de la division sociale du travail est en pleine expansion. Pour en être membre, il suffit de répondre au critère de citoyenneté, sans la condition préalable d’être membre d’un groupe quelconque de parenté. Alors, la famille ne constitue pas l’unité de base pour la production ou la distribution des biens (et même assez peu pour la consommation). Les fonctions ne sont pas héréditaires. De même, la famille restreinte ou étendue ne constitue pas l’unité de base des activités politiques ou rituelles. D’ailleurs, son champ d’action s’est peu à peu rétréci, et des organismes spécialisés prennent de plus en plus son relais en ce qui concerne l’éducation et les loisirs.

Partout où existe la division non familiale du travail, on voit se créer des groupes de jeunes dont les participants éprouvent le besoin de se retrouver parce que le cadre familial ne suffit pas à leur assurer une véritable identité sociale, et que les rôles appris en famille ne leur permettent pas de développer leur personnalité dans une authentique participation. Dans les mouvements de jeunesse, l’adolescent cherche un cadre où il puisse réaliser son autonomie personnelle et accéder effectivement au monde adulte.

L’accession à la modernité

De telles organisations naissent quand une société traditionnelle ou féodale accède à la modernité, mais surtout lorsque le processus de migration, d’urbanisation et d’industrialisation adopte un rythme rapide. Ainsi, dans les cas où la civilisation occidentale fait irruption au sein d’un peuple primitif, cela entraîne généralement la dislocation de la vie familiale et, par voie de conséquence, une transformation dans la manière dont les différentes générations s’évaluent mutuellement. La plus jeune commence d’ordinaire par chercher à acquérir une nouvelle identité et il s’ensuit tôt ou tard un conflit de mentalité avec la plus ancienne.

La plupart des mouvements nationalistes du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique ont été constitués par des jeunes, ou par des officiers en révolte contre leurs supérieurs et contre le cadre traditionnel inspiré du modèle familial et fondé sur l’autorité des chefs. Généralement alors, une conscience de la jeunesse se forme, liée à une idéologie qui accentue la tendance du mouvement nationaliste à «rajeunir» le pays.

Dans les milieux d’immigrants, des groupes naissent qui réunissent les enfants par tranches d’âge, selon un phénomène bien connu qui apparaît, en général, à la seconde génération, principalement lorsque la vie de famille des immigrants se trouve disloquée; et plus le pays – spécialement le secteur où vivent les nouveaux venus – est industrialisé et urbanisé, plus nette est la dislocation. Par suite, la famille de l’enfant immigré, ou celle de l’enfant de la seconde génération, est inapte à le guider dans la société nouvelle. Pour que celui-ci trouve sa parfaite identité, il lui faut se détacher de son ancien cadre familial. C’est pourquoi certains de ces enfants sont nettement prédisposés à entrer dans divers mouvements de parité d’âge. Parfois se trouve ainsi facilitée leur assimilation à la société environnante dont les valeurs et les modes de comportement sont mis en lumière; dans d’autres cas, au contraire, l’affiliation à un groupement peut être pour les jeunes un moyen d’exprimer l’opposition qu’ils éprouvent à l’égard de la société ou de ses cadres vieillis. C’est ainsi que, dans les sociétés modernes, les problèmes des générations, de la conscience que celles-ci ont d’elles-mêmes, de leurs conflits ont pris un tour particulièrement aigu. Toutes les mutations modernes ont donné naissance à une grande variété de mouvements de jeunesse et à ce qu’on a appelé la culture spécifique de la jeunesse. Les types varient énormément: groupes spontanés, mouvements estudiantins, mouvements idéologiques et semi-politiques, rébellions de jeunes liées au mouvement romantique en Europe et, plus tard, aux mouvements de jeunesse en Allemagne. Les diverses orientations sociales et nationales du XIXe et du XXe siècle ont également donné une impulsion nouvelle à ces organisations. Au même moment, grâce au développement de l’éducation, on a vu paraître de nombreuses organisations de jeunesse patronnées par des adultes ou par d’autres organismes. Ces derniers ont non seulement fourni des possibilités de loisirs, ils ont encore eu pour objet de former le caractère et de susciter des vertus civiques, de façon à renforcer la conscience sociale et à élargir l’horizon culturel. On peut citer: la Young Men’s Christian Association (Y.M.C.A.), les Youth Brigades (brigades de jeunes) organisées en Angleterre par William Smith, les scouts, les jocistes en Belgique et en France, et également les nombreuses organisations communautaires, les foyers, les camps de vacances, les centres d’orientation professionnelle.

Mais, dans la société moderne, la conscience que les générations ont d’elles-mêmes ne se développe pas seulement dans ces relations publiques et sociales prises dans leur ensemble. Elle peut également, et cela à l’encontre de ce qui se passe dans les sociétés primitives, se développer dans certains secteurs – fussent-ils centraux – de la société, par exemple dans le champ de la création culturelle ou des arts.

4. La conscience d’appartenance à une génération

Une nouvelle image de la jeunesse

À première vue, on peut trouver de nombreuses ressemblances entre les sociétés primitives ou anciennes et les sociétés modernes, si l’on considère comment se sont développés les groupes de jeunes, leurs activités et la représentation de la jeunesse qu’ils impliquent. Toutefois, malgré certaines similitudes, l’image que l’on a aujourd’hui du jeune est totalement différente de celle des sociétés primitives et traditionnelles, et cela parce que, dans la société moderne, le développement des organisations de jeunesse est paradoxalement lié à une diminution de l’importance accordée à l’âge en général et à la jeunesse en particulier, en tant que critère pour l’attribution des rôles dans la société.

On l’a déjà dit, l’âge ne joue guère pour la répartition des rôles principaux, professionnels, culturels ou politiques, car la plupart d’entre eux s’obtiennent par la fortune, la qualification, la spécialisation et le savoir. Le cadre familial peut avoir une grande importance; mais rares sont les situations qui sont héritées directement de la famille. Il reste que cette diminution de l’importance de l’âge se combine toujours avec un développement intensif des groupes de jeunes et très souvent aussi avec la conscience que les générations prennent d’elles-mêmes et de leurs conflits. Ce phénomène a des conséquences sur les structures des groupes d’âge. Dans les sociétés primitives et traditionnelles, ils s’intègrent davantage les uns aux autres, la vie étant saisie dans son ensemble comme passage de l’enfance à l’âge mûr et de celui-ci à la vieillesse. La jeunesse, tout en constituant une transition plus importante ou même plus dramatique, est seulement l’une des phases successives de cette continuité. D’autre part, du fait que, dans de telles sociétés, ce passage s’effectue au sein de la famille et des groupes de parenté, on observe un rapport étroit et global entre le temps social ou cosmique, rapport parfaitement exprimé par les rites de passage. Partout donc cette période révèle une valeur culturelle fondamentale symbolisée par divers rôles types qui sont le propre des adultes.

Dans les sociétés modernes, sauf pour quelques secteurs, il en va tout autrement. Le groupe de jeunesse y est, en général, indépendant des autres groupes d’âge institutionnalisés et organisés. Les archétypes primitifs rémanents ne sont pas explicitement exprimés; ni l’organisation sociale ni l’expression spontanée de la jeunesse n’ont été légitimées et elles ne s’expriment pas culturellement en termes de valeurs ou de rituels. Le rapport étroit qui existe entre la croissance de la personnalité, la maturation psychologique et les rôles types définis venant du monde adulte s’est fort amenuisé. Aussi, le fait même que les jeunes se réunissent en groupes spéciaux souligne leur position incertaine par rapport aux valeurs et symboles culturels, et cela retentit sur la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes.

L’ambivalence des jeunes et le temps

Comme l’enfant et l’adolescent vivent une longue période de préparation et une relative ségrégation par rapport au monde adulte, les valeurs essentielles de la société leur sont forcément présentées de façon très sélective et sous un jour nettement idéaliste; leur caractère irréel, joint à l’absence d’expression rituelle et symbolique rend les jeunes très incertains et ambivalents à l’égard du monde adulte. Tel est le point de départ de la conscience des générations dans les sociétés modernes.

En effet, cette ambivalence se manifeste par l’effort des jeunes à la fois pour communiquer avec le monde adulte et pour accentuer leur originalité; tout en s’orientant vers une participation pleine et entière, les jeunes essaient aussi, très souvent, de garder un langage à eux.

Cette double orientation se retrouve dans les élaborations intellectuelles de toutes les générations. La plupart soulignent la discontinuité entre la jeunesse et l’âge mûr, et donc le caractère unique de la jeunesse qui incarne dès lors de la façon la plus authentique les valeurs sociales et culturelles les plus hautes.

Ces processus ont forcément marqué la conception du temps qui a beaucoup évolué dans les sociétés modernes. Primordialement cosmique ou mythique, cyclique ou apocalyptique, elle tend à céder la place, surtout dans les activités quotidiennes, à la conception mécaniste de la technologie moderne. Aussi est-il bien plus difficile d’établir des liens rituels directs entre les changements personnels et les changements cosmiques ou sociaux. Les adolescents sont donc amenés à évaluer dans le présent les principales valeurs culturelles en rapport avec la réalité sociale, ce qui peut les conduire au cynisme, à la rébellion idéaliste, à une idéologie ou un comportement faussés, ou bien plus heureusement au développement progressif d’une identité équilibrée.

Ainsi, tous ces changements ont créé une nouvelle image pleine d’incertitudes de la jeunesse et de la conscience propre aux diverses générations dans la société moderne.

Si l’on considère le développement de la personnalité, il en résulte au moins virtuellement une grande insécurité psychologique et l’absence d’une claire identité personnelle, mais également la possibilité d’une plus grande autonomie, plus de souplesse dans le choix des rôles et dans l’engagement à l’égard des valeurs et symboles divers. D’une façon générale – et c’est la racine de l’ambivalence –, l’individu, à la recherche de soi, a été beaucoup plus livré à lui-même.

Mouvements de jeunesse et créativité

Dans ce cadre, la jeunesse, aidée par les organismes éducatifs, a essayé de définir une identité pour les diverses générations et leurs activités spécifiques. Ces tentatives expriment une grande autonomie quand il s’agit de choisir des rôles et de s’engager face à diverses valeurs, ou bien, à l’inverse, adoptant une idéologie déjà bien conceptualisée qui s’accommode d’une certaine indépendance personnelle. D’autre part, ces essais peuvent varier considérablement dans l’estimation du lien qui unit les valeurs culturelles et tel groupe social.

Parallèlement, divers organismes éducatifs ont cherché à créer de nouvelles organisations de jeunesse au sein desquelles se côtoyaient plusieurs générations – et où les jeunes notamment pouvaient se trouver eux-mêmes en étant reliés à la société adulte. Le but était double: d’abord que la jeunesse développe sa personnalité et découvre aussi son champ d’activité; ensuite qu’elle soit entourée d’adultes et qu’elle trouve parmi eux des rôles types achevés, sans équivoque, et des symboles d’identification. L’interaction des aspirations de la jeunesse et des efforts des adultes est à l’origine de multiples créations.

À l’époque moderne (fin XIXe et XXe s.), l’exemple le plus frappant de cette montée de conscience de la jeunesse est surtout décelable dans les divers mouvements révolutionnaires de jeunes. Ils vont des mouvements autonomes de la jeunesse allemande à d’autres moins spectaculaires qu’on trouve en Europe centrale. Ces tentatives veulent éviter la dislocation entre le temps personnel et le temps social et culturel, car la dynamique sociale de la jeunesse moderne y trouve sa meilleure expression: rêves d’une vie, d’une société et d’une humanité nouvelles, de liberté et de spontanéité, de changements sociaux et culturels. Là, se forgent la nouvelle identité des jeunes et les nouveaux symboles ou valeurs dans lesquels se reconnaît une société.

Ces mouvements se sont donné pour but de changer la société. Ils ont fait du présent une peinture misérable, ont porté à son égard les accusations de matérialisme, de restriction, d’exploitation, d’obstacle à l’épanouissement et à la créativité. En même temps, ils ont fait miroiter aux yeux des jeunes un avenir, apparemment assez proche, où l’épanouissement personnel et l’épanouissement collectif seront assurés et où la civilisation matérialiste des adultes sera vaincue. En raison de tout cet ensemble (espoirs, objectifs, activités, symboles), ils sont très attirants pour les jeunes. Au sein de ces mouvements, on soutient que tel groupe social – la nation, la classe, la jeunesse elle-même – est le dépositaire quasi exclusif des «bonnes» valeurs et des «bons» symboles. On a même prétendu, à certains moments, que la jeunesse seule avait ce privilège et était porteuse de la créativité sociale. En tout cas, elle a eu l’occasion d’y sentir son besoin d’échapper au présent, de rassembler ses désirs d’un avenir différent et d’élaborer des plans dans ce but.

La jeunesse, symbole d’une mutation radicale

Ces manifestations diverses ont joué un rôle de premier plan dans l’apparition de mouvements sociaux et de certains partis dans les sociétés modernes. Des groupes d’étudiants ont été le noyau des mouvements nationalistes et révolutionnaires en Europe centrale et orientale, en Allemagne, en Hongrie et en Russie. Ils ont également joué un rôle important dans le sionisme et dans les différentes vagues d’immigration en Israël. Ils ont eu une influence énorme en toutes sortes de domaines, non seulement politique et éducatif, mais aussi culturel d’une façon générale. En un sens, l’éducation elle-même s’est plus ou moins muée en mouvement social, puisque beaucoup de ses membres et organisations ont été parmi les dépositaires les plus importants de ces valeurs collectives, et que sa diffusion, désormais large, semble le moyen d’ouvrir une époque nouvelle. Là, au plus haut point, se retrouve la conscience que les générations ont d’elles-mêmes et de leurs conflits. Les souhaits de créativité chez les jeunes revêtent une importance particulière parce qu’ils sont puissamment liés aux aspirations collectives, artistiques et littéraires, visant à renouveler la vie sociale et culturelle.

Ils ont peut-être aussi, dans tous ces domaines, servi de catalyseur à la conscience des générations, car les groupements de jeunesse apparaissent dans des conditions sociales spécifiques qui sont dues, en général, à un effondrement du cadre traditionnel, et donc à la modernisation, dont l’urbanisation, la sécularisation et l’industrialisation sont les principaux agents. Les moins rigides et les plus spontanées de ces organisations associées à une conscience également plus souple surgissent quand la transition se fait plutôt sans heurts, progressivement, surtout si sont préservés l’identité collective et le cadre politique. Au contraire, les plus disciplinées et les plus dures ont tendance à se développer quand se produisent de grands bouleversements et de brusques ruptures dans la structure sociale et la façon de concevoir l’autorité. Dans ce dernier cas, la société adulte s’est efforcée d’encadrer la jeunesse en organisations qu’on pourrait appeler totalitaires, dans lesquelles le choix des valeurs est très limité et les manifestations de spontanéité fortement réduites. En tout état de cause, avec les progrès de la modernisation et les phénomènes actuels de massification, la place de la jeunesse a changé et c’est dans ce cadre nouveau, aujourd’hui prédominant, qu’il convient d’étudier ses problèmes.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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